Le concert a fini depuis deux heures déjà, mais Jiyun peut encore sentir son coeur cogner contre sa cage thoracique alors qu’elle recrache un nuage de fumée de cigarette dans le froid de la nuit. Derrière elle, les basses de la musique du bar tambourinent comme l’écho des battements de son palpitant, l’adrénaline toujours pas descendue, le sentiment de terreur non plus. Alors qu’elle écrase le mégot de sa cigarette sous le talon de sa botte, elle tente de se convaincre qu’elle n’a pas compté les années depuis sa dernière apparition sur scène, sous un autre nom, sous une autre lumière. Le bref reflet qu’elle aperçoit dans la vitre lui semble étranger. Enlevé le maquillage criard, retiré le costume de danseuse, nettoyées la sueur et l’odeur inoubliable de ces salles chargées d’adoration. Elle a frotté et gratté sa peau avant de venir ici dans l’espoir de laisser derrière elle les souvenirs réprimés de temps interdits, pour ne pas que les cauchemars se superposent à la réalité et qu’elle perde à nouveau pied. Pas ici, pas maintenant. Pas quand Suji l’attend.

Poussant la porte de ses deux mains, elle s’engouffre à l’intérieur du bar comme l’on entre dans la gueule du loup, trop tentée par l’envie de mal finir pour s’autoriser à s’enfuir. Faisant signe à la personne derrière le bar, elle récupère deux énormes pintes avant de se diriger vers l’une des tables au fond de la salle, bien loin des regards indiscrets de ces monstres prêts à la lapider. Drink up, I want us to end up completely wasted tonight. Souffle-t-elle en donnant un coup léger d’épaule à Suji, avant que les effluves de laque imprégnant encore ses cheveux ne lui fassent perdre son maigre sourire. Odeur trop familière pour ne pas la plonger six pieds sous terre quand les étoiles s’alignent pour lui faire mal. Sa main agrippe sa propre bière qu’elle descend en quelques gorgées, sans savoir qui d’elle ou de l’alcool est vraiment en train d’engloutir l’autre à cet instant précis. Ce n’est que lorsqu’elle ne parvient plus à entendre la moindre de ses pensées qu’elle s’autorise à arrêter, un sourire bancal étirant finement ses lippes, sa main jouant soudainement avec les mèches qui juste avant l’anéantissaient. What happened, back there ? Wanna talk about it - or drink about it ? Elle sait que l'évasion est plus facile, quand elle-même n'a fait que s'enfuir et s'enfuir jusqu'en oublier ce qu'elle fuyait. L’alcool la rend plus floue, presque impalpable. Elle se croit invincible le temps d’un instant avant que le fond du verre ne lui rappelle son poids accablant ; et puis le verre suivant arrive et noie avec lui toutes ses pensées. La boucle continue jusqu’à ce qu’elle finisse par craquer, d’une façon ou d’une autre. De ses yeux sombres, elle cherche maladroitement le regard de son amie sans connaître les mots qui sauraient dénouer ce noeud confus. Elle n’a jamais été celle qui sait nommer les choses, encore moins les réparer. For a second, I thought I could smack your ass out there. But then I saw that everyone was hugging you and in their feelings so I just went with the flow. Admet-elle en se laissant tomber contre le dossier de son siège, les lèvres étirées par trop de malice pour être entièrement sincères.

@no suji

vestiges des larmes versées sur scène, les rougeurs de son visage ne tardent pas à percer la surface de son fond de teint laiteux, pour une fois sans que les râleries plaisantines de bitna sur son travail ruiné ne se fassent entendre. sans doute l’a-t-elle prise en pitié – comme le reste de son staff, l’entièreté de son public et toutes les personnes qui liront les tweets sur son concert. elle voit déjà les commentaires venir, ceux qui se moquent d’elle comme ceux qui la soutiennent. aucun des deux ne l’arrange : sa misère est son fardeau à porter, un secret qu'elle ne veut révéler à personne d'autre car se savoir vue ainsi ne fait que l’enfoncer encore plus.

heureusement que dans la lumière tamisée du bar, on ne voit pas grand-chose, encore moins son nez encore rouge et ses yeux clairement bouffis. suji aussi peine à distinguer quoi que ce soit tant ses paupières sont lourdes, pourtant elle ne rate pas la vue de l’énorme pinte que jiyun pousse en sa direction. don’t have to ask me twice, souffle-t-elle avant de prendre une énorme gorgée – décision immédiatement regrettée quand le goût atteint son palais et qu’elle se rappelle abhorrer la bière, mais quand il s'agit d'engourdir ses sens et paralyser son esprit, elle boirait même du carburéacteur. et qu’est-ce qu’elle aurait aimé en avoir quand tombe enfin la question de jiyun, prévisible mais pas moins écrasante. don’t ask me no stupid questions, répond-elle avec un roulement d’yeux dépassé, i'm not drunk yet. et elle ne tarde pas à reprendre une gorgée pour y remédier, ses mouvements en synchronisation parfaite avec ceux de son amie. deux robots programmés pour être misérables dont la seule compétence est de porter l’alcool à leurs lèvres jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

quand le regard de jiyun se pose sur suji, le sien est hagard, perdu au loin, à la recherche de quelque chose d’innommable. you should have done that, articule-t-elle difficilement, plus engourdie par sa fatigue d’être que par l’alcool, maybe i’d have been so perplexed i would have stopped crying. le rire qui lui échappe sonne faux, précipité et maladroit comme le crachat d’un moteur bloqué. elle non plus n'arrive pas à fonctionner correctement et s’éreinte pourtant à le faire malgré l’absence de quelque chose d’essentiel en elle. elle ne sait pas ce qu’elle a perdu – ne sait même pas si elle l’a eu, un jour. tout de sa confiance et sa légèreté passées semble n’être qu’un mirage et, quand elle tourne mécaniquement la tête vers jiyun, elle ne voit dans ses yeux que la confirmation de ses pensées : pour une fois, suji ne sait pas comment l’aider. pour une fois, elle ne peut que laisser sa détresse faire écho à la sienne, s’alimenter l’une l’autre en un cocktail désastreux que l’alcool ne tardera sûrement pas à empirer, et c’est avec un rire nerveux figé aux lèvres qu’elle y réagit enfin : what the fuck is wrong with us?



@min jiyun

Sa main attrape maladroitement celle de Suji pour la serrer et lui transmettre tout ce qu’elle tait. Elle a jamais été douée avec les mots, Jiyun. C’est comme s’ils sortaient toujours déformés d’entre ses lèvres, toujours trop et jamais assez. Elle a jamais vraiment réussi à réconforter ou réparer, bien au contraire. C’est censé être le rôle de Suji, c’est elle qui sait quoi faire, qui met de l’ordre quand les choses se dérèglent. Mais ce soir c’est au tour de Jiyun d’être présente pour elle, même si tout ce qu’elle sait faire c’est simplement être là, le temps que la tempête passe. Alors ses doigts se pressent contre les siens, si fragiles qu’il lui semble qu’elle pourrait les briser dans le creux de sa paume. Suji est la plus douée quand il s’agit de passer pour plus forte qu’elle ne l’est, parce que dans cette industrie c’est soit tout cacher soit se laisser écraser. Jiyun sait - c’est là où Yujin a échoué. So you won’t talk about it unless you’re drunk ? Fine by me. Nouvelles gorgées qui accompagnent ses paroles, une chorégraphie que son corps a transformé en automatisme pour tenter de noyer sa misère, en vain. Boire ne la rend que plus misérable, brouille davantage les contours de son identité qu’elle n’est même pas sûre de posséder, et finit par toujours la laisser avec plus de regrets. C’est jamais assez pour ce qu’elle espère trouver, un semblant de paix, un moment de silence. Au moins boire vaut mille fois mieux que de parler, voilà quelque chose qu’elle peut accorder à Suji. Le langage est vain dans ces situations. La communication est faite pour les gens beaux et propres, ceux qui n’ont rien à se reprocher, ceux qui sont encore entiers, authentiques et immaculés. Mais pour elles, pauvres gamines crachées du fond des rues de Seoul, à la poursuite d’un rêve qui finira indéniablement par les broyer, il n’y a rien pour les sauver. Juste les profondeurs de l’alcool pour y noyer leurs pensées. I have no fucking clue. Maybe we’re cursed or something worse. Laisse-t-elle échapper avec un râle exaspéré, sa main venant presser l’une de ses pommettes déjà rougies par l’alcool, la chaleur sous ses doigts comme un bref rappel de l’existence de son propre corps. Fuck this shit. Ses paroles sont toujours acerbes. Grommelées avec autant d’agressivité qu’un chien qui se sent menacer, à ne savoir que montrer les crocs pour dissuader le monde de s’approcher. Pourtant les doigts qu’elle vient passer sur la joue de Suji, en miroir de son propre visage, sont exempts de toute agressivité. Son pouce retrace le chemin silencieux des larmes sur sa peau, pour au moins les rendre réelles à défaut de savoir les gommer. Peut-être dans une autre vie, elle aurait trouvé des mots justes et raisonnés pour aider son amie. Mais ce soir, tout ce qu’elle peut faire c’est sombrer avec elle. Let’s get fucking wasted tonight, ok ? Order anything on that fucking menu if you want. Et sa main quitte son derme rougi pour s’agiter à l’attention des serveurs afin de céder à cette impulsion. Il n’y a que dans l’excès éthanol qu’elle parvient à survivre, quand il submerge tous ces sentiments flous et minables pour ne laisser au mieux que de l’extase, et au pire du vide - mais le vide sera toujours mieux que cette terreur perpétuelle. Let’s get soju, beer, cocktails, all those fancy drinks… every-fucking-thing.

@no suji

tw: pensées suicidaires
duh est la seule réponse qu'elle offre à sa question, trop évidente pour en dire plus. elle ne se confiera pas tant qu'elle est sobre, simplement car les mots lui manquent souvent. sa misère est devenue si habituelle qu'elle peine à l'identifier ou la décrire à moins de s'accrocher aux substances pour s'envoler hors de son esprit et s'observer d'un point de vue extérieur qui lui fera bien comprendre l'étendue de sa peine. yeah, at least curses have a cure. maybe we're just like this. ricanement tragique, empreint d'un sincère amusement envers leur damnation, à défaut de pouvoir y réagir autrement. suji a le regard vague et distant, à peine conscient de ce qui l'entoure. elle ne remarque jiyun s'agiter que du coin de l'oeil et hausse un sourcil curieux. if i wake up sick tomorrow... i'm blaming you. plaisanterie taquine, car suji n'en dira jamais rien tout comme elle ne dit rien de son état. sa manager pensera sans doute qu'elle s'est juste trop laissé aller à fêter un concert réussi, complètement inconsciente de cette détresse que sa protégée ne dissimule que trop bien. trop douée, trop forte pour laisser paraître quoi que ce soit ; le poids écrasant repose sur ses épaules à elle seule, et c'est dans le but de s'en alléger ne serait-ce qu'un peu qu'elle profite sans ciller de la générosité de jiyun. tout ce qui suit n'est qu'un flou de verres et de bouteilles changeant frénétiquement de mains entre le serveur et elles. les liquides cessent rapidement de lui brûler la gorge et elle ne se rend même plus de la vitesse à laquelle elle les aspire, mais l'acidité d'un daiquiri trop citronné la rappelle à l'ordre dans un moment de lucidité fatal. nope, still don't feel better, grimace-t-elle en tentant de chasser le goût avec un shot de soju. elle aurait préféré que sa plainte ne concerne que la saveur du cocktail mais, comme souvent, elle s'étend bien au-delà de ça. elle soupire alors et se tourne vers jiyun, le sérieux sur ses traits comme dans sa voix déconcertant malgré l'indolence de ses syllabes. you know, if i end up killing myself someday, i really won't be surprised.




@min jiyun

maybe we’re just doomed. les minutes qui suivent sont floues, confondues dans le fond des verres heurtant la table et les grognements qu’elle laisse échapper par intervalles, la brûlure dans sa gorge jamais assez forte et le coin de ses yeux toujours trop douloureux, larmes qui jamais n’arrivent à couler quand bien même toute sa vie est nulle à en crever. qu’importe les quantités monstres d’alcool perforant sa trachée, rien ne lui fait trouver les mots qui permettraient de briser ce silence seulement interrompu par ses bruits de déglutition. mais la parole a toujours été le terrain de suji, qui panse et répare mieux les autres qu’elle ne peut le faire pour elle-même. ce soir pourtant, comme déjà tant d’autres, ce talent semble l’avoir délaissée. il ne reste que la misère de leurs échanges saccadés, entrecoupés par trop de gorgées d’alcool et de regards fuyants vers le noir de la nuit.

la fin de cette abondance vient trop vite, comme toujours. le verre vide de soju qu’elle repose signe son retour à la réalité, le répit offert par les vapeurs de l’alcool toujours trop éphémère quand ses lèvres intoxiquées ne font que réclamer une nouvelle tournée, une nouvelle échappée. jiyun finit par tourner ses yeux embués vers suji, qui regarde son verre comme l’on regarde un précipice. qu’est-ce qui ne ne va pas chez elle ? ou plutôt, y a-t-il encore quelque chose qui va ? i get it. grogne-t-elle avec lassitude, loin de pouvoir exprimer à quel point les mots de suji résonnent en elle. ces pensées planent depuis si longtemps dans sa tête qu’elles en sont devenues la voûte, peut-être le seul élément stable de cette psyché qui n’a cessé de la trahir et de la tromper. le poids sur ses épaules est simplement trop lourd pour qu’elle puisse envisager s’en délivrer, quand bien même certains jours lui paraissent plus légers que d’autres. à la fin de la journée, la tête enfouie sous l’oreiller, seule avec ses pensées, c’est toujours ça qu’il lui reste. ce même poids, boulet attaché à sa cheville dont elle ne peut se délivrer, lui rappelle qu’importe les éclaircies que sa douleur reste la même. there is no pretty answer to that. there is… nothing. no hope. no promise. nothing. ses propres émotions lui semblent tellement lointaines qu’elle se demande même si elle serait encore capable de les ressentir un jour, plutôt que ce noeud de chagrin et de colère qui occupe la place de son coeur. elle ne sait même pas si c’est l’empathie qui la pousse à être là, ses pupilles rivées sur suji comme un papillon de nuit se laisse consumer par la lumière d’un lampadaire, ou si c’est juste l’appel du vide. la solitude lui a toujours été plus confortable, unique garant de sa paix quand le reste du monde n’a cesse de la scier en deux. pourtant à cet instant jiyun ne veut pas être seule. sa main maladroite cherche le contact de suji, glissant sur sa cuisse pour s’assurer qu’elle est encore là, réelle, à sa portée, quand le reste de la réalité semble leur faire défaut. elle ne la laissera pas seule, comme elle ne voudrait pas être laissée seule après ces mots. qu’importe si elle n’est pas l’amie qui réconforte, chaleureuse et positive comme la mère qu’elle n’a pas eu. au moins elle est là, fidèle comme un chien, et elle préfèrerait plutôt crever que d’abandonner son amie aux limbes qu’elles ne connaissent que trop bien. i wish i had something braver to say to you. but my heart is as empty as this drink. and if i don’t drink, i feel like shit. son bras se lève dans un mouvement gauche, faisant un énième signe à un serveur pour pallier ce problème qui ne concerne que ses addictions. prolongeant son geste, elle passe ses bras engourdis autour des épaules de suji et se laisse tomber contre elle, plus naufrage que véritable étreinte, réfugiant son visage dans le creux de son cou pour y sentir le contact de sa peau comme une nouvelle preuve de sa matérialité, expression bancale de son affection embrouillée.

@no suji